Un bréviaire contre l'immobilisme
Nassim Nicholas Taleb, l'auteur du « Cygne noir » est de retour avec un nouvel essai: « Jouer sa peau ». Il y invite à prendre des risques pour soi-même et les autres. Le meilleur moyen de faire avancer la société.
La survie est ce qu'il y a de plus important », et « il n'y a pas d'évolution sans risquer sa peau ». Dans son nouvel essai (1), Nassim Nicholas Taleb, ancien trader, professeur au Polytechnic Institute de l'université de New York, met la prise de risque au coeur de ses analyses. Une problématique que connaît bien cet ancien trader, auteur des best-sellers comme « Le Cygne noir » et « Antifragile, les bienfaits du désordre ». Dans « Jouer sa peau », il étend ses investigations au-delà de la finance, et s'intéresse aux religions, aux langues, à l'éthique, au terrorisme, à l'histoire ou à la vie des affaires.
En prenant de « vrais » risques, assortis de sanctions, et pas ceux qui « sont bons pour la réputation de celui qui les court », on active son « cerveau reptilien », celui des instincts de survie, on apprend des choses qu'on n'apprendrait pas autrement. Jouer sa peau permet en effet de « juguler l'hubris (NDLR : l'orgueil) humaine », et d'être dans de bonnes dispositions : face au précipice et au risque de ruine, les probabilités prennent tout leur sens.
Une attitude morale
Prendre des risques n'est pas seulement bénéfique pour la société et l'économie, c'est aussi la seule attitude morale acceptable. A l'opposé de la grande entreprise, qui fait de ses salariés des esclaves déresponsabilisés et consentants, l'artisan et l'entrepreneur mettent leur nom et leur honneur en jeu chaque jour. Ils ont tout à perdre, et c'est là leur valeur et leur exemplarité dans une économie qui se bureaucratise dangereusement.
« La malédiction de la modernité, c'est qu'une catégorie de personnes ne cesse d'augmenter au sein de la population (…), plus douée pour expliquer que faire » - elle est illustrée dans la figure de « L'intellectuel et néanmoins idiot » (INI). Ce « mandarin » omniscient, coupé du réel, raisonne dans le vide et ne met jamais sa peau en jeu. Il méprise le « local », et a une vision du haut vers le bas qu'il veut imposer aux masses ignorantes. L'« INI » est un partisan de l'interventionnisme diplomatique, et il n'apprend rien car il n'est pas exposé aux conséquences de ses erreurs. Après la finance, les charlatans intellectuels ont investi le débat public et la science, car la « modernité préfère l'abstrait au particulier ».
L'intellectualisation du monde, le triomphe de l'universalisme et la fuite généralisée devant les responsabilités expliquent le développement d'« asymétries » dans la société, du type : « Pile, je gagne, face, vous perdez. » Or, la justice implique la symétrie : traiter autrui comme on aimerait qu'il nous traite et ne pas lui faire payer nos propres erreurs. Ainsi, le Code d'Hammourabi, le corpus juridique de Babylone, condamnait à mort un maçon dont la construction s'était effondrée, tuant son propriétaire.
Aujourd'hui, la symétrie est souvent rompue dans la société. Une faible minorité tyrannique et motivée, à peine 3 % à 4 % de la population, peut ainsi parvenir à imposer ses choix (alimentaires par exemple) au plus grand nombre, car c'est toujours « le plus intolérant qui l'emporte » face à la passivité.
Cet essai, un plaidoyer pour une liberté éthique et responsable, est assorti de conseils pratiques. Exemples ? « Ne jamais avoir d'assistant », car cela vous prive de votre capacité à faire le tri, qui est essentielle dans la connaissance. Courtisé de toutes parts, Warren Buffett a coutume de dire que « la différence entre les gens qui réussissent et ceux qui réussissent vraiment est que ces derniers disent non à tout ou presque. » Il faut aussi « préférer un chirurgien qui n'a pas la tête de l'emploi », car il est sans doute plus compétent que les autres : non conforme au « moule », il a dû surmonter le scepticisme et jugement de ses pairs, et n'a dû son succès qu'à ses véritables compétences… Votre grand-mère est aussi bien plus sage que tous les experts, car ses recettes résistent à l'usure temps, et même se bonifient comme le vin. Elles sont simples et ancrées dans l'expérience.
« Jouer sa peau est surtout une question de justice, d'honneur et de sacrifice », « sacrifier quelque chose d'important pour le bien de la collectivité »... Pour l'auteur, les inégalités de richesses ne sont pas amorales si elles reflètent aussi le fait que certains prennent plus de risques et mettent leur peau en jeu : ils doivent être récompensés pour leur audace solitaire et sans filets. Lecteur de Sénèque, Nassim Nicholas Taleb fait sienne la formule « Vale » qui clôt les ouvrages du philosophe stoïque, et qui signifie « Sois fort et soit digne » : si vous ne risquez rien, vous n'êtes rien.
Nessim Aït-Kacimi